32ème dimanche du Temps Ordinaire - 10 novembre 2019

Lc 20, 27-38

 

J’ai beaucoup d’amies veuves. Cela s’explique du fait que les femmes vivent plus longtemps que les hommes, et par ma place dans l’Eglise où les femmes sont en plus grand nombre que les hommes : la religion catholique est une religion de femmes. Son numéro un est une femme, la Vierge Marie, bien avant le Pape. La Tradition n’a jamais considéré que Marie était devenue veuve, bien que Joseph ait disparu, mais elle a appliqué le terme à l’Eglise séparée de son Epoux, titre que le Christ s’est lui-même attribué (cf. Mc 2, 20). L’Eglise, veuve de Jésus, vit dans l’espérance de lui être réunie dans son Royaume, l’image est parfois plus juste que celle du Corps où le Christ est présent. Même s’il se rend réellement présent à chaque messe, c’est nous qui ne lui sommes pas souvent fidèles.

J’ai beaucoup d’amies veuves. Leurs situations varient suivant qu’elles ont des enfants ou pas, que ces enfants sont adultes ou non, avec des enfants ou pas, et qu’elles sont par le fait même belles-mères et grand-mères. La variable est moins l’âge que la composition et complexité des relations familiales. C’est ce que les sadducéens négligent de rappeler à propos de la loi du lévirat : son champ d’application est une vie commune, un ‘vivre ensemble’. « Si des frères demeurent ensemble et que l’un d’eux vienne à mourir sans enfant, la femme du défunt ne se mariera pas au-dehors avec un homme d’une famille étrangère. Son « lévir » viendra à elle, il exercera son lévirat en la prenant pour épouseet le premier-né qu’elle enfantera relèvera le nom de son frère défunt ; ainsi son nom ne sera pas effacé d’Israël » (Dt 25, 5-6).
Si des frères demeurent ensemble. Vivre ensemble ! Ce n’est pas la peine de parler d’écologie quand on n’est pas capable de vivre ensemble. C’est prendre les choses à l’envers, une façon détournée de faire de la politique en se focalisant sur la Nature, en omettant les relations des hommes entre eux. On oublie qu’il faut les nourrir, les soigner, les élever, les aimer. Ce n’est pas seulement notre quotidien mais le problème de la Résurrection : retrouver et vivre dans l’éternité avec des personnes qu’on ne veut plus voir !

Mon plus mauvais souvenir de l’année, pour l’instant, est une messe d’obsèques où la veuve, seconde femme du défunt, était brouillée avec les enfants du premier lit, le défunt ayant fait tout ce qu’il fallait pour, elle était si remontée contre la première femme pourtant décédée qu’elle ne voulait pas que son nom soit prononcé. Par respect pour les enfants, j’ai dit le nom au mémento des défunts. Et la veuve ne met plus les pieds dans cette église. Comment fera-t-on à la Résurrection pour vivre ensemble, en frères, avec ceux qui nous ont fait souffrir ? On pardonnera ? On s’évitera ?

Il y a deux cas de lévirat dans l’Ancien Testament. Ils sont tous deux défaillants : ils n’aboutissent pas. Ils sont pourtant suffisamment importants pour que les deux femmes soient nommées dans la généalogie du Christ.

La première est Tamar, belle-fille de Juda, un des fils de Jacob. Le mari de Tamar meurt, le premier frère, Onan, se débine ; il meurt. Il reste un frère mais Juda empêche l’union : il chasse Tamar parce qu’il pense qu’elle porte la poisse. L’histoire est curieusement placée dans le livre de la Genèse, qui vient interrompre la saga de Joseph : elle révèle le cœur malade de Juda, qui avait proposé de vendre Joseph. Vous lirez la revanche de Tamar (Gn 38) ; elle n’est pas pour les enfants.

Le deuxième cas de lévirat se trouve dans le livre de Ruth, entre le livre des Juges et ceux de Samuel. Plus que de Ruth, c’est l’histoire de sa belle-mère Noémie, dont le nom signifie ‘ma douceur’, et qui, veuve, après la mort de son mari et de ses fils, ne veut plus être appelée Noémie : Appelez-moi Mara ‘mon amertume’ car le Seigneur m’a remplie d’amertume. Pourquoi m’appeler Noémie, ma douceur, alors que le Seigneur m’a rendue malheureuse ?

Une de mes amies veuves m’a dit son amertume, de se voir appelée veuve. Pourquoi serais-je désignée ainsi ? me demande-t-elle, raviver ma douleur ! Et en plus quand je viens à la messe, il est tout le temps question de veuves dans les lectures : ça suffit !
Elle fait partie du deuxième groupe de veuves, dont les enfants sont adolescents. Elle me dit, comme d’autres, la difficulté de les élever sans avoir leur père avec qui discuter des décisions à prendre, des attitudes à adopter. Elle voit ce que notre époque dénie : la nécessité pour des enfants d’avoir un père, une figure de père à qui se confronter, s’ajuster. Sans compter les questions parfois pénibles des enfants sur le sens de cette injustice, le rôle de Dieu.

Une de mes protégées, célibataire meurtrie par des déceptions amoureuses, m’a demandé mon avis sur l’idée de faire un enfant toute seule. Je lui ai rappelé la règle d’or, de ne pas faire aux enfants ce que vous n’auriez pas voulu vivre : tu aurais voulu que ta mère te fasse toute seule, ne pas avoir de père ? Et puis, si tu as un enfant toute seule, qui va lui permettre de grandir en dehors de toi, empêcher une relation fusionnelle, le faire grandir dans la différence ? Ce n’est pas la même chose d’être orphelin de père, mais qui a existé, dont on peut lui parler.

Dans cette 2èmehistoire de Ruth et Noémie, le lévirat révèle son vrai visage : il ne s’agit pas de ‘susciter une descendance’ comme disent les sadducéens (où figure le mot ‘res-susciter’, comme si c’était une raison pour avoir des enfants), mais de protéger un héritage en un temps où les femmes n’avaient pas les mêmes droits que les hommes. Il suffit de voir la façon dont les sadducéens parlent de cette femme qu’ils font passer d’un frère à l’autre sans lui demander son avis. La réponse de Jésus commence par remettre homme et femme sur un plan d’égalité de droits : ‘Les enfants de ce monde prennent femme et mari’. Ils se marient et elles sont mariées. Homme et femme, il les créa.

Cette relation conjugale, ajoute-t-il, n’a rien à voir avec le Royaume à venir. La question des sadducéens vise moins le lien des époux que le soutien financier : « A la résurrection, cette femme-là, duquel d’entre eux sera-t-elle l’épouse ? » signifie : « Lequel devra l’entretenir ? ». C’est toute la différence entre le mariage religieux et le mariage civil : les articles de loi lus à la mairie soulignent les droits et devoirs des époux, de respect et de fidélité, et de secours et assistance, de contribution aux charges.Je comprends que les sadducéens soutiennent qu’il n’y a pas de résurrection si la vie se réduit à cela. Et qu’on ne croit pas à la résurrection quand l’argent passe avant.

Une de mes amies veuves m’a envoyé un texto : ‘Tu m’as dit que Dieu ne nous donnait pas des épreuves mais qu’il nous accompagnait dans les épreuves. OK. Après je lis que Dieu a un plan pour chacun de nous. Ces épreuves font-elles partie de ce plan ? Comment avoir confiance en son plan et découvrir de quoi est fait ce plan ? Tu sais toi une partie de son plan pour ta vie ? Je t’assure que je n’ai rien fumé’.

Contempler la Trinité amène à distinguer la volonté du Père, qui est notre sanctification, de ce que nous appelons le plan de Dieu, qui est le plan de Salut par l’unique Sauveur, le Christ, et enfin la mission que chacun reçoit dans l’Esprit. Père, Fils et Saint-Esprit, Volonté, Salut et Mission. Le mariage en est l’archétype, qui vise à la sanctification des époux, pour autant qu’ils se mettent à la suite du Christ et à l’écoute de l’Esprit. Ce n’est qu’ainsi que cette réalité naturelle devient sacrement du Royaume à venir.

Je pense à ce veuf qui me disait que, depuis la mort de sa femme, avec qui il avait vécu dix ans de bonheur absolu, il n’avait plus peur de la mort : une partie de lui-même, me disait-il, est partie avec elle et se trouve déjà dans l’éternité. Le Seigneur n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants : nous vivons pour lui, pour nous retrouver auprès de Lui, dans l’amour qu’il a pour chacun de nous et qu’il nous demande de vivre entre nous. Pour chaque personne que j’ai aimée et que j’espère à présent en Dieu, je peux dire : grâce au Christ, une partie de moi est auprès de Lui.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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