25ème dimanche du temps ordinaire - 23 septembre 2018

Mc 9, 30-37

 

Pourquoi parler de soi à la troisième personne du singulier ? Comme on vient de l’entendre dans l’évangile de la part de Jésus ? Les sites et forums de psychologie estiment que cela permet au titulaire d’une fonction d’indiquer que cette fonction dépasse ou transcende sa personne : vous parlez au premier ministre de la France ! C’est le Curé de la Compassion qui vous le dit. D’autres prétendent que cela réduit le stress, quand on se parle à soi-même à la troisième personne : cela aiderait à l’équilibre émotionnel (sic). Ils essayeront.

Que peut-on en déduire de la conscience que Jésus avait d’être Dieu ? Avait-il vraiment conscience de sa divinité ? Ne peut-on pas penser que cette réalité le dépassait ? Que sa divinité échappait à son humanité ? Cette question a été souvent disputée. L’évangile de ce dimanche montre en tout cas la conscience qu’il avait de sa mission, d’être l’envoyé de Dieu, le Christ, puisqu’il s’applique à lui-même le titre messianique révélé par les prophètes : ‘Fils de l’homme’. Une nouvelle fois, il annonce jusqu’où sa mission le conduira, à sa Passion et sa Résurrection : « le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes ; ils le tueront et, trois jours après sa mort, il ressuscitera ». Il s’est livré lui-même, dira saint Paul dans ce passage admirable de la Lettre aux Galates qui exprime le changement intérieur de la foi : « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. Ce que je vis aujourd’hui dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi » (Gal 2, 20).

La foi chrétienne consiste à croire que Jésus est Dieu, cela suffit pour être baptisé, et nous le professons en venant communier. Le Corps du Christ : Amen ! je le crois. Nous le croyons parce que Jésus l’a révélé. Il est le Fils de Dieu. Cette conscience par Jésus de sa divinité est le basculement de la foi. Quand Pierre dit à Jésus : ‘tu es le Christ’, comme nous l’avons entendu dimanche dernier, il ne lui révèle rien ! Au contraire, c’est par sa présence que cela lui est révélé. De même que c’est en venant à Lui, à l’église l’écouter, le contempler, l’adorer que nous pouvons le connaître et avoir accès la vie éternelle : « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3).

Je lis en ce moment un livre surpuissant, lentement, comme on déguste un vieux cognac. C’est la ‘Retraite au Vatican’ donnée par le Père Maurice Zundel en 1972, publiée sous le titre ‘Quel homme et quel Dieu’. Alors âgé de 75 ans, Zundel fut appelé un mois avant ! à prêcher les exercices spirituels au Pape Paul VI et à la Curie pour le début du Carême : « chargé de ministère dont je ne pouvais pas me dédire, il ne m’était pas possible d’écrire le texte des vingt-deux instructions inscrites traditionnellement au programme de cette semaine de recueillement. Je devais m’en remettre à l’improvisation devant l’auditoire le plus auguste du monde », dit-il dans l’introduction de la retranscription de ces conférences. Qui sait si ce n’est pas en vue d’une circonstance comme celle-ci que tu es arrivé jusque-là ? – peut-on lire dans le livre d’Esther (Est 4, 14). Tout ce que tu as vécu prend son sens dans ce qui t’est demandé à présent. Sans doute, dans le cas de Zundel, le service du Pape Paul VI qui sera canonisé le mois prochain a-t-elle contribué à son inspiration. Comme vous-mêmes mes amis êtes pour moi la meilleure source d’inspiration pour mes homélies.

Il y a dans ce livre, au 11ème chapitre, sous le titre « Etre soi dans un autre », une remarquable méditation sur la conscience qu’avait Jésus de sa divinité. En effet, « certains textes de l’Evangile nous confrontent nettement, dans un langage biblique, avec l’Absolu divin. Ils seraient incompréhensibles si ce n’était pas Dieu en personne qui s’adresse à nous ». Zundel évoque les paroles de jugement, l’autorité avec laquelle Jésus remet les péchés et ressuscite les morts, ou encore la façon dont il réclame un amour inconditionnel auquel tous les autres amours doivent être rigoureusement subordonnés (« Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi » – Mt 10, 37-39) : Dieu seul peut porter une telle exigence.
A l’inverse, d’autres textes montrent un Jésus limité et dépendant, inférieur au Père, ignorant du jour et l’heure, non qualifié pour donner aux apôtres les places qu’ils ambitionnent, et surtout livré à l’agonie et à la Croix. On dit que les premiers textes manifestent sa divinité, les seconds son humanité ; c’est pourtant la même personne qui parle et agit : « comment dès lors concevoir le rapport entre les textes ‘de majesté’ qui sont écrits en langage biblique et les textes ‘d’abaissement’ qui sont écrits, si l’on peut dire, en langage évangélique » ?

Le Père Zundel reprend les réflexions d’un Dominicain irlandais entendu lors d’un séjour à Londres, – de même que moi je reprends à mon tour les réflexions du Père Zundel, car nous n’avons pas besoin dans l’Eglise d’être créatifs et de chercher l’originalité pour le contenu de la foi. Et il propose de distinguer quatre types distincts de connaissance en Jésus : divine, béatifique, prophétique et expérimentale. Laissons la première qui résulte de sa divinité et voyons les trois autres propres à la nature humaine.

La connaissance béatifique est la récompense de la vie éternelle. Nous l’aurons, nous l’espérons, après notre mort. Jésus l’avait de son vivant. L’âme humaine de Jésus jouissait, dès sa conception, de la vision béatifique dans un perpétuel face-à-face avec Dieu et connaissait de ce fait le secret de sa propre vie. Nous ne la connaîtrons, pour ce qui nous concerne, que lorsque nous le verrons.  Le Père Marcel Hugues, mon premier père spirituel au Séminaire, quand on lui posait une question sur l’Esprit-saint, répondait : ‘Tu lui demanderas quand tu le verras’.

La deuxième raison pour laquelle Jésus avait humainement conscience d’être Dieu vient de sa connaissance de sa mission : « Comme Jésus est chargé de proposer aux hommes ce mystère du Verbe incarné (qu’il est), en leur apprenant, dans un langage humain et pour leur conduite ici-bas, que ‘Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son fils unique, pour que quiconque croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle’, nul doute qu’au niveau de cette mission et de la connaissance prophétique qu’elle comporte, il n’ait eu conscience d’être ce qu’il annonçait ». A ceux qui seraient tentés d’imaginer qu’il aurait reçu cette mission au moment de son baptême par Jean dans le Jourdain, je rappelle qu’à l’âge de douze ans, il assumait déjà cette mission : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » – Lc 2, 49).

Enfin, dit Zundel, il faut admettre en Jésus une connaissance qui n’est ni divine, ni béatifique, ni prophétique, mais expérimentale – d’ordre naturel et d’origine sensible. Si cette connaissance expérimentale était certainement irradiée par les lumières des plus hautes régions de son être, au point d’en recevoir un prodigieux surcroît de finesse et d’intelligence, « il n’est pas exclu qu’une scission ait pu se produire à certains moments, entre les niveaux supérieurs de sa connaissance et le niveau sensible et que, précisément, dans cette zone expérimentale, il n’ait (parfois) plus éprouvé le sentiment de son union avec sa Divinité ». « Nous pouvons admettre que Jésus – à certains moments tout au moins – a pu n’être pas conscient de sa divinité ». En témoignent certaines exaspérations à l’égard de ses disciples : « Combien de temps devrai-je vous supporter ? » (Mt 17, 17), et son angoisse devant la mort.

Nous avons, nous, cette connaissance expérimentale d’être enfants de Dieu, d’avoir en nous un germe d’éternité. Nous avons conscience d’être des créatures différentes des autres, d’avoir une place et un rôle spécifique dans l’univers. Cette connaissance prophétique dont saint Paul dit qu’elle est partielle (« L’amour ne passera jamais. Les prophéties seront dépassées, le don des langues cessera, la connaissance actuelle sera dépassée » – 1 Co 13, 8) n’en est pas moins nécessaire : c’est pour cela que nous écoutons la Parole de Dieu, que nous venons à la messe !
La connaissance prophétique est le passage obligé pour passer de la connaissance sensible, expérimentale, à la vision béatifique, la vie éternelle. Elle n’a rien d’abstrait ni de spéculatif ; au contraire, elle se traduit le plus concrètement du monde en nous rendant capables d’accueillir dans les plus petits de nos frères des envoyés de Dieu : « Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé ». Voyez comme c’est grand ! Chaque fois que nous vivons ainsi, nous reprenons goût à la vie.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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