Jeudi Saint - 29 mars 2018

Jn 13, 1-15

 

Quel sera le plus grand changement de la vie éternelle ? Je rassure ceux qui me reprochent de parler trop souvent de la mort : je ne parle pas de la mort dans ce qu’elle a de douloureux mais de lumineux, qui éclaire ce que nous avons à vivre aujourd’hui. Quel sera le plus grand changement de la vie éternelle – en dehors de la rupture radicale que constituera la vision de Dieu ? Eh bien, il n’y aura plus de patron. Plus de chef, de supérieur, de maître – en dehors de Dieu. Il n’y aura donc plus, non plus, de serviteurs, d’esclaves, de larbins. On ne pourra même pas utiliser les damnés ? Non. Plus de grands ni de petits. Quand Jésus dit de Jean-Baptiste, le plus grand des enfants des hommes, que le plus petit dans le Royaume est plus grand que lui, il annonce la disparition de ces relations de domination et de service. Nous serons à égalité, n’ayant plus envie ni même l’idée de nous exploiter ni de nous assujettir.

Pourquoi cherchons-nous, acceptons-nous ou rêvons-nous de nous faire servir ? Pourquoi les grands de ce monde se font-ils servir ? Il y a des raisons ‘raisonnables’ pour se décharger des tâches matérielles. Je peux en citer au moins trois : gagner du temps, car les choses matérielles prennent du temps. Ayant été curé d’une paroisse qui avait de nombreux salariés, sacristains, secrétaire, cuisinière, je vois la différence ici pour préparer la messe, faire le tirage des feuilles de messe, organiser mes repas etc. Outre l’économie de temps, l’objectif ensuite est d’avoir l’esprit libre, libéré de ces préoccupations, de tout ce qu’il y a à prévoir, préparer, à ‘faire’. Enfin, il peut être nécessaire pour l’exercice de hautes responsabilités (que je n’ai pas) de prendre de la hauteur, d’avoir une vue d’ensemble. Cette distance est salutaire tant chacun voit midi à sa porte. Avoir plus de temps, avoir l’esprit libre, avoir une vue d’ensemble, ces trois bonnes raisons masquent la plus mauvaise : l’idée orgueilleuse que nous pourrions être au-dessus de tout ça. Quand il se récrie devant le geste de Jésus, Pierre oublie la grande leçon de l’Incarnation : ce qui n’est pas digne de Dieu n’est pas digne de nous.

En cette fête des Prêtres du Jeudi Saint, je pense que vous préférez qu’ils donnent la priorité à la préparation de leurs homélies plutôt qu’au secrétariat de la paroisse ou l’entretien de l’église. Le Concile Vatican II a réinstauré le diaconat permanent en se souvenant des Actes des Apôtres quand les Douze convoquèrent l’ensemble des disciples et leur dirent : « Il n’est pas bon que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables. Cherchez plutôt, frères, sept d’entre vous, des hommes qui soient estimés de tous, remplis d’Esprit Saint et de sagesse, et nous les établirons dans cette charge. En ce qui nous concerne, nous resterons assidus à la prière et au service de la Parole » (Ac 6, 2-4). Ils n’ont pas dit : ‘laissons ça aux femmes’. Ils ont cherché les meilleurs d’entre eux, « des hommes qui soient estimés de tous, remplis d’Esprit Saint et de sagesse », pour s’acquitter de cette charge.

La délégation de responsabilité doit respecter deux conditions : elle ne peut pas être totale, sous peine de perdre le sens des réalités, le contact avec le monde réel. Les responsables politiques français ont commencé à se déshonorer publiquement dans les années 70 quand ils ont cru bon lors de débats télévisés de s’interroger sur le prix du pain. La deuxième condition qui vaut pour tous les métiers est que vous ne pouvez diriger correctement que des activités que vous connaissez. Ma précédente paroisse disposait d’un auditorium, l’Espace Bernanos, avec un matériel technique confié à un régisseur que j’étais incapable de manager puisque j’étais incapable de le remplacer.
On a en France la fâcheuse propension à confier à des technocrates des activités dont ils ignorent l’essentiel. Même dans l’Eglise : de nombreux évêques n’ont jamais été curé de paroisse, mais enseignants, professeurs, directeurs de séminaire.
Je me rassure parfois en me disant que le Seigneur ne m’a pas appelé ‘malgré’ mes péchés, mais ‘à cause de’ mes péchés, un peu comme un cancre peut faire un excellent professeur, qui comprend bien les cancres pour avoir été l’un d’entre eux, et ne se laisse pas abuser par ce qu’ils peuvent raconter. Ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces.

Cela dit, je voudrais vous livrer deux réflexions sur ce geste du lavement des pieds.

Alors que les livres de sagesse de l’Ancien Testament s’adressent aux puissants de ce monde, aux princes et aux savants, Jésus s’est entouré d’hommes simples, issus du peuple. Il fait ce geste à un moment très particulier de sa vie, au moment de donner sa vie, « de passer de ce monde à son Père », de façon d’autant plus surprenante que ce geste n’a pas de précédent de sa part. Chez Marthe et Marie, interpellé par Marthe, Jésus ne lui dit pas : je vais t’aider. La leçon qu’il donne ici est spirituelle et non pas morale : « vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres » n’est pas à prendre au pied de la lettre. La puissance de ce geste vient de son caractère inattendu et exceptionnel.

Cela m’amène à ma deuxième réflexion sur le choix non des pieds mais de l’ablution. Pourquoi Jésus a-t-il choisi ce geste alors qu’il avait sévèrement critiqué l’importance que les Pharisiens accordaient aux pratiques de purification extérieure : « Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous purifiez l’extérieur de la coupe et de l’assiette, mais l’intérieur est rempli de cupidité et d’intempérance ! Pharisien aveugle, purifie d’abord l’intérieur de la coupe, afin que l’extérieur aussi devienne pur » (Mt 23, 25-26). C’est le ‘purifie d’abord’ que nous devons entendre, vu ce que Jésus dit à Pierre : « Quand on vient de prendre un bain, on n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous ». Quel est ce bain qu’ils viennent de prendre, en réalité qu’ils vont prendre, sauf Judas ? Rien d’autre que le bain du baptême, la plongée qu’ils vont vivre à la suite du Christ dans la mort et la résurrection.
Cette plongée par le baptême dans la mort et la résurrection du Christ est revivifiée à chaque messe, et c’est la mission principale du prêtre, et la raison pour laquelle nous fêtons ce soir les deux, la messe et les prêtres, qui ont reçu l’ordre de se mettre au service de tous, et de toutes les nations de faire des disciples : « Baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé » (Mt 26, 20).

Pourquoi vivons-nous une telle crise des vocations sacerdotales, une telle pénurie de prêtres, de messes, et de baptêmes ? Pour que nous nous convertissions. Pour que nous, prêtres des grandes villes, apprenions ce que vivent nombre de prêtres de campagne, isolés et pauvres, qui apprennent à ne plus être ‘servis’ mais à servir. L’être humain a la tendance, quand il a des personnes à son service, à se croire supérieur à elles et aux autres. L’humilité était le sujet de la troisième méditation de Carême du Père Cantalamessa, le prédicateur de la Maison pontificale : elle est la vertu la plus chrétienne, « que les philosophes grecs qui pourtant connurent et exaltèrent presque toutes les autres vertus, ne connurent pas, qui garda toujours chez eux, un sens essentiellement négatif de bassesse, de petitesse, et de mesquinerie ». Sainte Thérèse d’Avila disait : « Je me demandais un jour pour quelle raison le Seigneur aime tant l’humilité et subitement, sans aucune réflexion de ma part, il me vint à l’esprit que ce doit être parce qu’il est la suprême vérité et que l’humilité est vérité ». L’humilité est vérité.
Jésus, ayant tout reçu de son Père, lui remet cette nuit sa volonté : « Père, entre tes mains je remets mon esprit ». L’humilité est vérité.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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