Solennité du Christ-Roi - 24 novembre 2019

Lc 23, 35-43

 

En écoutant certaines personnes me raconter leur vie, je peux avoir comme un tableau à l’esprit avec différents personnages dont les tailles, les proportions entre elles, de l’une à l’autre, sont significatives : parfois la personne qui me parle prend toute la place, envahissante, parfois au contraire j’ai du mal à la situer.
Je pense à cette femme que sa fille m’avait adressée. J’avais marié la fille, et un mois après son mariage, ses parents se séparaient. Ma mariée avait vécu une drôle de séquence : le mariage, magnifique, et, un mois après, la séparation de ses parents. J’ai connu des couples qui ont attendu que leurs enfants soient majeurs pour se séparer ; d’autres qui n’ont pas supporté de se retrouver ensemble à la retraite. Le moment choisi ici était plus alambiqué : ‘notre fille s’est mariée, on va pouvoir divorcer’. Allez comprendre ? Sauf que ce n’était pas prévu, mais l’abandon par un homme d’une femme qui lui avait consacré sa vie. Je l’ai écoutée exprimer sa souffrance, son incompréhension, sa colère, alors qu’elle n’avait vécu que pour lui. Je n’ai pas eu à lui demander de me dessiner le tableau de sa vie : elle l’a fait d’elle-même, avec son mari au centre, son idole, les enfants à côté, et elle ? dans un coin, ainsi que des peintres se sont représentés via un personnage secondaire.

Est-ce que ce tableau me changeait agréablement des représentations nombrilistes égocentrées où la personne est tellement au centre de sa vie qu’il n’y a de place pour personne d’autre ? Non, cela m’a autant sidéré : c’est une autre forme d’idolâtrie, deux formes d’idolâtrie, d’un homme ou d’une femme, ou de soi, dont Dieu est absent.

‘Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton esprit et de toutes tes forces’, et le second commandement lui est inclus : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’. Comme toi-même tu dois t’aimer. Ni plus ni moins. Il faut s’aimer soi-même pour aimer les autres, et notre amour pour les autres doit nous rendre heureux, joyeux, forts. La force du Christ qui se manifeste tout au long de l’évangile jusque sur la Croix est le signe de son humanité autant que de sa divinité.
Adorer Dieu pour aimer les autres et se respecter soi, dans le livre d’Esther son tuteur Mardochée refuse toute compromission : « Je ne me prosternerai devant personne si ce n’est devant toi Seigneur, pour ne pas mettre la gloire d’un homme plus haut que la gloire de Dieu » (Est 4, 17), question de dignité et de respect de soi
Le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain est un triple commandement de l’amour de Dieu, du prochain et de soi : au nom du Père, source de tout amour, et du Fils, modèle de l’amour du prochain, et du Saint-Esprit, de la conscience d’être soi-même un sanctuaire, dépositaire de l’amour de Dieu.

A cette femme si malheureuse qui me demandait que faire pour que son mari revienne, j’ai dit qu’il ne reviendrait pas tant qu’elle n’existerait pas. Parmi les raisons pour lesquelles il était parti, l’une était claire qu’elle avait cessé d’exister, par elle-même et pour elle-même. Il faut commencer par exister. J’ai dit la même chose à un amoureux éconduit, transi d’admiration pour une femme qu’il me décrivait de façon émouvante, de bien meilleur niveau que lui, qui ne demandait qu’à se mettre à son service et à ses pieds : elle est partie parce qu’il n’y avait personne. Il avait eu de la chance qu’elle se soit lassée assez vite et ne l’ait pas pris pour jouet. Tant de personnes se satisfont ou se rassurent d’adulateurs ou d’adulatrices. Le Christ a détruit ce mécanisme et l’a interdit à ses disciples. Les puissants de ce monde règnent en maîtres et font sentir leur pouvoir ; parmi vous il ne doit pas en être ainsi. En langage moderne, il a interdit les gourous.

Quels moyens a-t-il donné ? Comment faire pour éviter les abus ? Souvenez-vous de quelle façon il a envoyé ses disciples en avant de lui. Dans toute maison où vous entrerez, dites : la Paix à cette maison. Il ne nous envoie pas à la conquête du monde mais en serviteurs de la réconciliation. Et à leur retour il leur dit : ‘Venez à l’écart vous reposer un peu’. Venez prier. Venez à moi vous qui êtes fatigués, et moi dit Jésus, je vous donnerai la lucidité.

Le problème de la fatigue – puisque nous sommes au pic de l’année, dans cette période, entre le 21 novembre fête de la Présentation et le 8 décembre de l’Immaculée Conception, dite de ‘l’entre-deux-Vierge’, le problème de la fatigue est l’engourdissement de la pensée. La parole du bon larron est au contraire une merveille d’inspiration, un miracle en soi : dans le pire état de souffrance, de déchéance et d’épuisement, cet homme est capable d’appeler Jésus par son nom, Jésus, mon frère et mon roi, et de dire ce qui est juste.

Au retour des disciples, Jésus les prend à l’écart pour qu’ils racontent ce qu’ils ont fait, alors qu’il le sait de toute éternité – « Je voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair ! » (Lc 10, 18). Il montre ce que nous devons vivre entre nous, raconter et écouter l’autre raconter ce qu’il a fait, ce qu’il a vécu. Il arrive dans un couple comme dans toute communauté que l’un ou l’autre ne s’aime pas ou au contraire s’aime trop, s’imagine que son activité est seule digne d’intérêt, ou au contraire qu’elle n’en a pas. Pour que vive une relation, il faut être deux à le vouloir, vouloir soi-même exister et vouloir que l’autre existe, à égalité, pour grandir  dans l’amour.

Les trois efforts à faire et à concilier au soir d’une journée sont un temps de prière pour rendre grâce à Dieu, un temps de partage pour revoir et quand c’est possible raconter sa journée, et un temps de repos à s’accorder pour trouver la paix. Voyez comment le bon larron évoque pudiquement ‘ce que nous avons fait’ : c’est le principe de la confession. Ouvrir son cœur à Dieu et à nos compagnons. Il n’a pas peur de reprendre celui qui se mêle aux moqueurs, avant de dire, avec ses mots à lui, la grandeur de Jésus : ‘il n’a rien fait de mal’.

Dans les représentations traditionnelles, le Christ est au centre, entouré des deux malfaiteurs, l’un qui l’injurie, et l’autre qui le supplie et entre au paradis. Le Christ est au centre, c’est le propre de la foi de mettre Dieu au centre, le Christ au centre de l’Histoire. ‘Tout est créé par lui et pour lui’ (Col, 1, 16 –2èmelecture). Le temps commence avec le Christ : ‘il est avant toute chose et tout subsiste en lui’. Le Christianisme est la seule religion où Dieu n’est pas au-dessus de nos soucis, de nos souffrances, de nos ennuis. Il est Dieu avec nous, l’Emmanuel dans notre histoire, le Seigneur de l’Univers. Et toute la vie chrétienne consiste à l’accueillir ainsi, à le remettre au centre, en se décentrant de soi.
Une des conséquences de ce Christocentrisme est qu’il interdit politiquement et moralement tout extrémisme, quelque extrémisme que ce soit. Cela ne signifie pas que le Christianisme soit une religion de la mesure : la seule mesure est d’aimer sans mesure, comme Jésus nous a aimés. Au nom du Père, source de tout amour, et du Fils, l’attention aux autres, et du Saint-Esprit, le respect de soi.

Qui est au centre de votre vie ? Est-ce le Christ ?

Tout est créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsiste en lui.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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