31ème dimanche du temps ordinaire - 4 novembre 2018

Mc 12, 28b-34

 

Que signifie aimer Dieu ‘de toute son âme’ ? Je mets de côté le premier terme, ‘de tout son cœur’ que nous n’avons pas de mal à entendre, même s’il n’est pas sûr que nous donnions le même sens au mot cœur que le texte biblique, peu importe. Que signifie aimer et aimer Dieu ‘de toute son âme’, puisque l’expression est réservée à Dieu, qui nous demande d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, qui sommes humains.
Vous remarquerez que le scribe élude le problème. Il ne reprend pas l’expression ‘de toute son âme’ qui vient pourtant de la Loi de Moïse comme nous l’avons entendu dans la 1ère lecture : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (Cf. Dt 2, 5). Il ne reprend pas non plus ‘de tout son esprit’ : il le remplace par intelligence. Des cinq termes utilisés, cœur, âme, esprit, intelligence, force, – ‘de tout son esprit’ est aussi difficile que ‘de toute son âme’ s’agissant d’aimer. Je peux aimer de tout mon cœur, je peux aimer de toute ma force, je peux aimer de toute mon intelligence et c’est ce que nous devrions faire davantage, mais qu’est-ce à dire qu’aimer de toute son âme ou de tout son esprit ?

Rappelons d’abord qu’on peut aimer de toute son âme ou de tout son esprit et être malgré tout dans la nuit, la nuit de l’esprit, la nuit obscure de l’âme dont ont témoigné certains Saints : ils pensaient ne plus être aimés de Dieu alors qu’ils se consacraient à son service et qu’il occupait toutes leurs pensées. Ainsi a vécu saint Paul de la Croix, au 18ème siècle, fondateur des Passionistes, 45 ans de désolations intérieures, persuadé que Dieu l’avait abandonné, était irrité et se cachait de lui. Et pourtant, « en cette interminable épreuve, le Saint montrait une grande patience, une résignation parfaite à la volonté divine et une grande bonté pour tous ceux qui l’approchaient ». Il dit un jour à son confesseur : « Si l’on me demandait n’importe quand : à quoi pensez-vous ? Il me semble que je pourrais répondre : mon esprit s’occupe de Dieu ». Il avait même coutume de dire : « Il me semble impossible de ne pas penser à Dieu, vu que notre esprit est tout plein de Dieu et que nous sommes entièrement en Lui ». Il aimait sans rien ressentir en retour.
Cette nuit intérieure n’est pas forcément ‘purificatrice’ : « l’esprit chrétien ne saurait oublier que les grandes souffrances intérieures que Notre Seigneur et sa sainte Mère ont éprouvées à la vue du péché et en s’offrant en victime pour nous ne furent pas purificatrices pour eux, mais rédemptrices pour nous », explique le Père Garrigou-Lagrange o.p. dans un article paru dans les Études carmélitaines d’octobre 1938 (‘Nuit de l’esprit réparatrice en saint Paul de la Croix’, accessible sur internet). « Plus les âmes avancent, plus leurs souffrances intérieures ressemblent à celles de Jésus et de Marie ». Il faut distinguer en effet purification et réparation, souffrances purificatrices (il faut que le sarment de vigne soit émondé) et souffrances réparatrices que le Christ a portées pour le Salut du monde. On peut vivre une nuit de l’esprit sans avoir besoin de purification particulière, en réparation des péchés du monde, à la suite du Christ, « pour son Corps qui est l’Eglise » (Col 1, 24).

Pour comprendre ce que peut signifier ‘aimer Dieu de toute son âme’, revenons à l’unité de l’âme et du corps, qui fait que l’âme souffre d’être séparée de son corps. La mort, séparation de l’âme et du corps, n’est pas la fin des épreuves et des souffrances, tant que l’âme n’est pas réunie au corps spiritualisé. La réunification définitive, la résurrection finale se fera à la fin des temps sachant que la scène de la Transfiguration où les Apôtres ont vu Moïse et Elie s’entretenir avec Jésus montre que les Saints (en l’occurrence de l’Ancien Testament) retrouvent déjà une corporéité dans la lumière divine. Les ‘âmes du Purgatoire’, pour lesquelles nous avons prié au Jour des Défunts, doivent être purifiées pour pouvoir reprendre corps et ressusciter. Il est beau que les ‘âmes du Purgatoire’ se disent en allemand les ‘pauvres âmes’, donnant un sens nouveau à la Béatitude : Heureux les pauvres de cœur, qui veulent ressusciter !
Pauvres âmes séparées de leur corps ! Pauvres âmes qui n’aiment pas de tout leur être, certes aujourd’hui marqué par la souffrance et le péché, demain ressuscité. Ressusciter signifie en effet « que l’âme spirituelle redevient ce que son essence veut qu’elle soit, c’est-à-dire l’âme d’un corps » (Romano Guardini « Les fins dernières », p. 70).

Je dois à Romano Guardini l’idée d’essayer de comprendre ‘de l’intérieur’ ce qu’est un corps, le corps d’une pierre, d’une plante, d’un animal, d’une personne.
« Un cristal par exemple a une corporéité dense, transparente, précise et précieuse ; pourtant il est pesant, dur et immobile. Autre est ce pommier qui croît hors de terre, dont la figure se déploie en devenir et vit en changement, qui fleurit, porte des fruits, en un mot, vit. Lui aussi est ‘corps’ mais d’une autre manière. Autre encore le cheval ou l’oiseau qui sont également des corps, mais autrement que la pierre ou l’arbre puisqu’ils sont situés librement dans l’espace, ils ont des facultés de perception et d‘opération, s’affirment et se défendent, bâtissent leur abri, mettent au monde une progéniture à laquelle ils se dévouent ».
Magnifique extension progressive de ces corps vers la liberté et vers l’amour, jusqu’au corps humain qui porte en lui un principe de vie, une âme ! un principe créateur dont la portée ne peut être délimitée, qui est capable de vérité et de choix moral, qui possède la possibilité de l’agir et du faire, y compris de détruire son existence par sa propre audace.
Le corps humain est si grand que Dieu s’y est incarné, et l’a fait entrer, corps et âme, par son Fils, dans l’éternité.

Comprendre ‘de l’intérieur’ permet de prendre conscience de nos différentes corporalités, et de deux formes en particulier, l’une terrestre, l’autre céleste, l’une qui n’est plus animale, l’autre pas encore divine. Dans une réflexion assez proche de celles de son contemporain Martin Buber, Romano Guardini demandait : où le corps humain a-t-il le plus d’intensité et de valeur ? Est-ce dans le visage d’une personne qui s’attache à ce qui est beau, ce qui est bien, qui a une vraie vie intérieure ? Ou est-ce dans un corps sain et sportif mais superficiel ?
Nous croyons que le corps humain est déterminé par l’esprit de façon décisive (esprit qui lui est intimement lié contrairement aux rêveries trans-humanistes). Ainsi, « le visage buriné d’une personne qui lutte pour la vérité n’est pas seulement plus ‘spiritualisé’ mais il est plus ‘visage’ que celui d’un homme borné : il est plus authentiquement, intensément corps de chair. Il en va de même d’un homme au cœur bon et désintéressé ; il y a là non seulement plus ‘d’âme’ que dans celle d’un homme égoïste et intérieurement grossier, mais le corporel lui-même en est plus vivant » (ibid. p. 74).
Je pense à ce livret d’obsèques où la famille d’un homme mort à 80 ans passés avait mis une photo de lui jeune homme, occultant son âge et son histoire. Il y a deux choses à faire pour aimer son prochain : regarder son visage et respecter la règle d’or, ne pas lui faire ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse.
Il existe autant de façons d’être que de façons d’aimer. Une seule conduit à la Sainteté, dont nous pouvons faire l’expérience à la messe après avoir communié au Corps du Christ, reçu Jésus qui vit en nous : par Lui, est donné à celui qui lui ouvre son cœur d’aimer Dieu corps et âme, de l’intérieur. Aimer Dieu de toute son âme.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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