Jeudi Saint - 13 avril 2017

Jn 13, 1-15

Si nous avions prolongé de deux phrases la lecture de ce passage de l’évangile, pour avoir toute l’explication que Jésus donne de son geste avant d’éloigner le traître, comme s’il fallait que Judas ne soit plus là pour le discours d’Adieu de Jésus, si nous avions prolongé seulement de deux versets notre lecture, nous aurions entendu une des deux béatitudes de l’évangile de saint Jean : « Sachant cela, heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13, 17).
La deuxième est plus connue, quand Thomas s’écrie : « Mon Seigneur et mon Dieu ! », Jésus lui dit : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Jn 20, 29).

Les béatitudes sont rares chez saint Jean, et celle qui suit le lavement des pieds s’appuie sur la règle d’or de la vie chrétienne : heureux sommes-nous, si nous faisons aux autres ce que Dieu a fait pour nous.
J’aurais pu dire aussi : heureux ceux qui font ce qu’ils savent être bien ou être bon. Il ne suffit pas en effet de le savoir, de savoir ce qui est bien, de savoir l’importance de l’humilité et du service, ça presque tout le monde le sait, encore faut-il le faire. Ne soyez pas comme le Pharisien : il sait et ne fait pas.

Ce qui est bien est ce qui est bien pour les autres. Par exemple se lever de table, comme Jésus, en plein repas, pour servir. Ce qui est fou est qu’il faille le rappeler, rappeler que le bien existe en soi, de façon objective, et non pas pour soi, en fonction de mon plaisir, de mes goûts ou mes intérêts. Ce qui est bien est bien pour les autres, et pour ceux qui en ont le plus besoin.

Celui qui considère qu’est bien ce qui est bien uniquement pour lui s’appelle un égoïste, et je vous en parle ce soir parce que c’est un nom du Diable, et plus exactement de l’Antéchrist. On imagine que l’Antéchrist, l’Adversaire du Christ, que saint Jean définit comme celui « qui nie que Jésus est le Christ », on l’imagine comme un concurrent de Dieu, un chef de secte ou de démons. Mais il ne cherche pas à concurrencer, ni à offrir une alternative : uniquement à s’opposer. Il est le jaloux qui préfère détruire que de laisser d’autres en bénéficier.

Est-ce qu’il convient de parler d’égoïsme au soir du Jeudi Saint ? N’est-ce pas secondaire au regard de ce qui est en train de se jouer ? Au contraire ! D’abord l’égoïsme tue plus sûrement que la haine. Ensuite, le reconnaître pour s’en libérer est l’enjeu du lavement des pieds, l’aboutissement de tout le Carême, dont une des préfaces rend grâce au Seigneur d’offrir à ses enfants « ce temps de grâce pour qu’ils retrouvent la pureté du cœur : tu veux qu’ils se libèrent de leurs égoïsmes, afin qu’en travaillant à ce monde qui passe, ils s’attachent surtout aux choses qui ne passent pas ».

Beaucoup d’entre vous ont travaillé aujourd’hui, et sont partis plus tôt du travail pour venir à cette messe. Ils savent le lien profond et concret entre travailler et se libérer de ses égoïsmes (et par travail je n’entends pas le seul travail salarié). Ceux qui annoncent la fin du travail contribuent à la montée des égoïsmes.

Je voudrais, pour ne pas me disperser, car l’éparpillement est un des effets de l’égoïsme, me limiter à trois indications du texte : l’expression « jusqu’au bout » (Jésus les aima jusqu’au bout), le fait que son geste fut fait « au cours d’un repas », et enfin que Judas fut encore là.

Pensez aux personnes égoïstes que vous connaissez : quels sont les signes qui ne trompent pas ? Les symptômes les plus aigus ? Elles ne s’intéressent pas aux autres, ne parlent que d’elles-mêmes, ne font rien qui ne leur soit profitable ? Rien ne divise mieux que la recherche par chacun de ses propres intérêts. C’est la première raison invoquée par ceux qui ne vont plus à la messe : ils n’en voient pas leur intérêt.
En pensant aux personnes égoïstes que je connais, j’ai remarqué qu’elles faisaient partie de mes amis, et que moi-même, aux moments où je peux me qualifier d’égoïste, c’est envers des proches : l’égoïste est celui qui ne va pas jusqu’au bout de sa sympathie, de sa relation, de son affection. Ce n’est pas tant qu’il ne pense qu’à lui, ou que je ne pense qu’à moi, mais il y a quelque chose d’inachevé, d’inaccompli. Il y a quelque chose d’incohérent dans l’égoïsme : une promesse non tenue. Cela concerne les peuples, les pays autant que les personnes : le drame de la mondialisation, ce sont les promesses non tenues sur le partage du progrès, la recherche de la justice. Voilà, à l’inverse, la bonté de Dieu : il tient toujours ses promesses.

C’est au cours d’un repas, et d’un repas de fête, de la plus grande fête de l’année, qu’a lieu le geste du lavement des pieds : Jésus montre que le don de soi, loin d’être un mépris des bonnes choses, en est leur juste équilibre. Le repas s’arrête, et reprend ensuite, un peu à la façon dont Tobie, au moment de manger, envoie son fils chercher « parmi nos frères déportés à Ninive un pauvre qui se souvienne de Dieu de tout son cœur ; amène-le pour qu’il partage mon repas. J’attendrai que tu sois de retour ». Il n’y a égoïsme que lorsqu’il y a de bonnes choses et un choix à faire parmi ces bonnes choses. Nous faisons souvent reproche à Dieu de ne pas nous donner santé, famille, travail, succès, argent, comme si l’amour qu’il nous portait ne nous suffisait pas.

« Jusqu’au bout ». « Au cours d’un repas ». Et : « Il savait qui allait le livrer ». Quand Jésus annonça cette trahison, les disciples se regardèrent avec embarras, avec le même embarras que nous devant l’égoïsme : ‘Serait-ce moi ?’. Saint Matthieu rapporte ainsi leur réaction : ‘Serait-ce moi ?’ (Mt 26, 22). La meilleure façon de nous libérer de notre égoïsme est de le confesser, et de le reconnaître. Ici, c’est encore mieux, car Jésus donne le critère, de la communion ou de la division : « C’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper dans le plat ». Peu importe que ce soit un morceau de pain ou de l’agneau : il s’agit de son propre corps, l’hostie consacrée. Nous ne pouvons pas communier comme Judas avec l’intention contraire. Nous ne pouvons pas communier si nous ne nous sommes pas confessés (sauf à s’engager à y aller au plus tôt, après la messe, ce soir, demain ou les jours qui viennent).
Le lavement des pieds vient nous purifier de nos péchés : nous ne pouvons pas partager le même repas sans nous être réconciliés. Le Jeudi saint commémore l’institution de la Messe et de la Prêtrise. Au croisement des deux, il y a la Confession, le Pardon, à commencer par le prêtre que je suis, les prêtres que nous sommes, pour que nous puissions célébrer dignement ces mystères.

Le plus merveilleux dans l’histoire (sainte) est la simplicité du chemin : « Jusqu’au bout ». « Au cours d’un repas ». « Serait-ce moi ? ». Le Christ nous montre le chemin à suivre pour le bien des gens que nous aimons, pour les aimer vraiment, ‘jusqu’au bout’, de tout notre cœur. Cela se manifeste dans le plus concret de la vie quotidienne, et principalement dans les temps et lieux de partage, les repas et les fêtes. Enfin, Jésus a lavé les pieds de Judas pour nous apprendre à servir sans juger, les bons comme les mauvais : le Fils de l’homme n’est venu ni pour juger ni pour être servi, mais pour servir, donner l’exemple, le modèle du service, et nous sauver. Nous libérer de nos égoïsmes.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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