Le modèle économique et politique de la sainte Famille :

Fête de la Sainte Famille - 30 décembre 2018

Lc 2, 41-52

 

Ce texte est une parabole de ce qui s’est passé à Noël pour nombre de familles : elles sont allées à la messe et y ont laissé, oublié Jésus. Si c’est arrivé à Marie et Joseph d’oublier Dieu, car ils sont repartis sans lui autant que lui n’est pas revenu avec eux, cela peut arriver à chacun d’entre nous. Pourquoi l’ont-ils laissé, qu’avaient-ils en tête qui les ait distraits, préoccupés à ce point-là ? Ajoutez une bonne dose de fatigue, et le tour est joué.
Je voudrais réfléchir avec vous au modèle économique et politique de la sainte Famille, étant entendu qu’il ne s’agit pas de revenir à un ordre ou une organisation sociale du passé, mais de revenir à Dieu : « revenez à Dieu de tout votre cœur ». Revenir à Lui pour revenir avec Lui.

Chaque année donc les parents de Jésus se rendaient à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Chaque année, les parents de Jésus économisaient et mettaient de l’argent de côté pour pouvoir se rendre à Jérusalem pour la fête de la Pâque : il fallait payer un tribut à l’organisateur de la caravane, prévoir l’impôt pour le Temple, et même si on apportait des vivres, la nourriture, il y avait un minimum de frais à prévoir. Pour des pauvres, et les parents de Jésus étaient pauvres, c’était cher. Le peuple souffrait des multiples taxes dont il fallait sans cesse s’acquitter. Et qui étaient à l’époque à sens unique : ils ne touchaient aucune aide de l’Etat, d’aucune sorte. Il n’existait rien de gratuit. La gratuité des soins, de l’école, est une invention chrétienne.
Voyez avec quelle délicatesse l’évangéliste omet cela, passe sous silence le coût du voyage : la plupart des enfants découvrent sur le tard que leurs parents se sont sacrifiés pour eux. Même chez les riches, si je puis dire : même dans les familles relativement aisées, les parents calculent, économisent et épargnent pour leurs enfants. Je l’ai dit ce mois-ci aux fiancés, les mettant en garde : la vie commune change le modèle économique. Je comprends ceux qui ne veulent pas d’enfants : c’est cher.

Comparez surtout cette scène avec celle qu’on trouve au début de l’évangile de saint Jean, de l’expulsion des vendeurs du Temple : ne croyez pas qu’en vingt ans, l’ambiance au Temple ait à ce point changé, que le commerce ait envahi du temps de Jésus adulte un lieu qu’il avait connu enfant comme un lieu de culture, d’enseignement et de débats. A douze ans, Jésus n’y prêtait pas attention. Vingt ans après, nous l’avons entendu au 3ème dimanche du Carême, « comme la Pâque était proche, Jésus monta à Jérusalem. Dans le Temple, il trouva installés les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et les changeurs. Enlevez cela d’ici. Cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce ».
Le problème est toujours actuel, nous le connaissons bien, qui n’est pas l’argent mais son envahissement, la place disproportionnée qu’il prend, transformant la culture en commerce, jusqu’à faire perdre la joie, de vivre, de croire, d’espérer. C’est vrai des pauvres comme des riches. Comme le dit le livre de Ben Sirac le sage : « Les insomnies que cause la richesse sont épuisantes, les soucis qu’elle apporte ôtent le sommeil » (Si 31, 1). Le propos s’adresse à des lettrés, des gens cultivés qui imaginaient que l’étude et le travail viendraient à bout des angoisses matérielles. Il y a autant d’angoisse chez les pauvres que chez les riches, parce que l’angoisse n’est qu’en apparence matérielle. « « Quand je vous ai envoyés en mission, dit Jésus à ses disciples, sans bourse, ni besace, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? »  – « De rien », dirent-ils » (Lc 22, 35).

Je pense à ces personnes qui m’expliquent et je les crois qu’il faut qu’elles coupent avec leur famille qu’elles considèrent comme toxique, mais qui ne veulent pas renoncer pour autant à leur part d’héritage. Je leur dis : vous ne pouvez pas renoncer à l’héritage moral sans renoncer aussi à l’héritage matériel. Il faut payer le prix de sa liberté.
Le problème n’est pas l’argent mais les inégalités qu’il suscite. Ne nous méprenons pas sur le slogan d’une église pauvre pour les pauvres : la question n’est pas d’une église plus pauvre ou moins riche, mais d’une Eglise avec moins d’inégalités entre nous, membres actuels ou potentiels de l’Eglise. Lorsque Jésus chasse les marchands du Temple, il chasse les signes les plus choquants d’inégalité entre les riches qui peuvent se payer du bétail et les pauvres qui doivent se contenter de volailles. Entre les deux, les changeurs comptent, évaluent, mesurent. Le problème dans l’Eglise ce sont les inégalités d’une paroisse à l’autre, d’un diocèse à l’autre, d’un pays à l’autre, entre les vieux pays qui ont trop d’églises et les jeunes qui n’en ont pas assez. Il n’y a pas si longtemps existaient encore en France des enterrements de 1ère, 2ème ou 3ème classe, et la souffrance de ce catholique révolté que fut Léon Bloy fut de se voir refuser des obsèques pour son enfant parce qu’il n’avait pas de quoi les payer. La famille de Jésus ne comptait sur aucune autre aide que celle de sa communauté familiale et religieuse : elle ne pouvait compter sur aucune aide sociale. Il ne s’agit pas de le regretter mais de trouver un équilibre entre le tout familial et le tout social.

Les parents de Jésus furent frappés d’étonnement en voyant Jésus dans le Temple, assis au milieu des docteurs de la Loi, dialoguant avec eux. Vous vous souvenez de la réaction des disciples un jour qu’on présentait à Jésus des enfants pour qu’il les bénisse : ils voulurent les en empêcher : ne dérangez pas le maître ! Joseph et Marie sont sidérés non par l’attitude de Jésus : c’est ainsi qu’il se comportait avec eux : « il les écoutait et leur posait des questions, et eux s’extasiaient sur son intelligence et sur ses réponses ». Ils savaient cela de Jésus : ils ne l’imaginaient pas possible de la part des docteurs de la Loi. Scène prophétique : la conversion des intellectuels, quand les enfants sont leurs maîtres !
Si vous parlez à vos enfants uniquement de questions matérielles, ne vous étonnez pas que les politiques et les médias fassent de même : ce sont des caisses de résonance de vos propres préoccupations. On peut se plaindre que nos politiques soient infidèles et menteurs, qu’ils ne tiennent pas leurs promesses : quand la moitié des couples mariés divorcent et ne tiennent pas leurs engagements, ils ne peuvent pas reprocher à leurs représentants d’en faire autant. Une famille ne se construit pas à partir de pratiques sociales : c’est le contraire, une société se construit à partir des valeurs familiales. Elle est la somme des efforts de ceux qui la composent. Vous voulez changer la société ? Changeons d’attitude en famille. Comportons-nous comme les membres d’une même famille : aimons-nous les uns les autres comme le Seigneur l’a commandé, dit la 2ème lecture. Celle de l’année A est plus explicite, qui se conclut ainsi : « Enfants, écoutez vos parents ; c’est cela qui est beau dans le Seigneur. Et vous les parents, n’exaspérez pas vos enfants : vous risqueriez de les décourager » (Col 3, 21).

Voyez enfin ceci : les parents de Jésus « ne comprirent pas ce qu’il leur disait ». Cela ne l’empêche pas, lui, de leur obéir, de leur être obéissant : « Il descendit avec eux pour se rendre à Nazareth, et il leur était soumis ». Et c’est ainsi que Jésus « grandissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes ». Enlevez Dieu, et les enfants grandiront peut-être en taille mais pas en sagesse ni en grâce. Comme disait le Curé d’Ars : « Laissez une paroisse vingt ans sans prêtres, on y adorera les bêtes ». C’est vrai des familles comme de la société : depuis cinquante ans sans religion, au bord de la dislocation. « Quoi que nous demandions à Dieu, nous le recevrons, si nous gardons ses commandements, et si nous faisons ce qui est agréable à ses yeux ». Revenez à Lui et revenez avec Lui.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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