33e dimanche du Temps Ordinaire - 19 novembre 2017 1ère Journée mondiale des pauvres

Mt 25, 14-30

Pourquoi n’y a-t-il pas, dans cette parabole des talents, de serviteurs qui aient tout raté et tout perdu ? Nous en rencontrons des personnes qui ont ce sentiment d’échec, d’avoir tout raté, sur tous les plans, affectif, sentimental, familial, intellectuel, professionnel. Qui se retrouvent sur le tard, à zéro, tout seuls.
Vous connaissez de vue Bruno, ce SDF qui est souvent le matin à la paroisse, qui a transformé et embelli le jardin, assure la propreté des escaliers et des pourtours. Il n’a jamais travaillé de sa vie, six mois dans une usine au Havre quand il avait vingt ans et il en a cinquante. Depuis un an, grâce à la persévérance de l’équipe de l’accueil social, il a des papiers, une carte d’identité, et depuis le mois dernier il touche enfin le RSA. Ça a été dur : il a une phobie administrative. Impossible d’être dans une file d’attente. Lui et moi, on se connaît depuis dix ans ; nous étions deux à le soutenir avec le Père Gabriel Delort-Laval, décédé cet été, qui l’attend au Paradis, vu sa générosité. Tant de prêtres l’ont aidé dans sa vie, à commencer par l’ancien évêque du Havre, Mgr Saudreau. Tant de prêtres ont été pour lui des amis, et font qu’il n’a pas raté sa vie : il a toutes ces amitiés, tous ces amis.

Je lui ai dit et répété à Bruno, quel gâchis : c’est un garçon intelligent, un comédien de talent, qui s’en sert et s’en est beaucoup servi pour soutirer de l’argent, d’autant qu’il est costaud, impressionnant, capable de gros efforts, mais pas dans la durée. Il faut qu’il reste dehors, sinon il étouffe. Une vraie claustrophobie. Il n’est pas paresseux, il ne refuse pas de travailler : il est inconstant, désobéissant, insoumis.
Je connais depuis plus longtemps Boris. 2010, dix-sept ans. Très intelligent lui aussi, très fort aux échecs, j’ai toujours refusé de jouer avec lui, laissant un confrère, un autre Père Gabriel, le Père Gabriel Würz, jouer avec lui, d’autant qu’ils pouvaient tous les deux parler russe. Boris a eu des problèmes cardiaques : je ne pourrais plus faire de déménagement avec lui. Il boit à peine moins, de la vodka forcément, fume des cigarettes de contrebande qu’on achète, il m’a expliqué, à la sortie du métro, place Clichy.
Ils sont une dizaine à venir le jeudi matin, à l’accueil social de la paroisse, reçus par Christine, Bernard et Didier, à bénéficier des douches et des machines à laver, prendre un petit déjeuner, être écoutés et aidés. L’accueil ne comprend plus le déjeuner comme du temps du Secours Catholique mais il est fait par la Paroisse et lui ressemble. Au mur, on a accroché les tableaux de Gustave : c’est lui qui avait recueilli Etoile, le chien de Milo, après sa mort. Gustave vient souvent le soir à la messe, avec Sébastien, un copain.
Un des piliers, c’est Maçek, que beaucoup d’entre vous connaissent, qui a du mal à rester sobre. Nous lui disons gentiment : Non, Maçek, tu ne viens pas quand tu es dans cet état-là, tu le sais.
Ces personnes de la rue, ces pauvres expliquent l’absence, dans la parabole, de serviteurs qui aient raté ou perdu : Dieu ne juge pas selon les apparences. Notre cœur aurait beau nous accuser, Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît toutes choses.

Ma deuxième question sur cette parabole des talents est : comment les deux premiers serviteurs ont-ils fait pour gagner autant, faire la culbute, doubler la mise ?

Ils n’ont certainement pas spéculé, par exemple sur le blé en cas de mauvaises récoltes et d’explosion des prix du marché : non, ils ne se sont sûrement pas enrichis sur le dos des pauvres. Pas plus qu’ils n’ont joué aux usuriers en prêtant cet argent aux taux délirants qui étaient pratiqués par les publicains collecteurs d’impôts. En fait, tout dépend combien de temps le maître s’est absenté.

La parabole dit qu’il est parti en voyage. Que les premiers serviteurs se sont mis ‘aussitôt’ au travail. Et que le maître est revenu ‘longtemps après’. Nous sommes déformés par nos voyages express, par ces vacances de quelques jours à l’autre bout du monde. Une aberration écologique.
Du temps de Jésus et jusqu’au 19ème siècle, un voyage prenait minimum plusieurs mois, plutôt plusieurs années : c’était l’affaire d’une vie, que l’on faisait au péril de sa vie. En réalité le maître de la parabole s’est absenté plusieurs dizaines d’années, vu le doublement du capital confié aux serviteurs. Les économistes considèrent que le rendement moyen de l’argent est de 2% par an, hors inflation : pour faire 100 %, il faut 36 ans (soit l’âge qu’avait Jésus-Christ à sa mort, même si nous disons symboliquement 33). Autrement dit, le maître demande des comptes à ses serviteurs à sa Résurrection. Son retour coïncide dans cette parabole à la victoire de l’amour sur la mort.
Cela éclaire d’une lumière nouvelle ce que nous vivrons dans la vie éternelle, où nous continuerons à servir Dieu : « tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ». Qu’est-ce que le Seigneur nous confiera dans la vie éternelle ? Une indication est donnée dans l’évangile de saint Luc, par l’équivalent de cette parabole, où il s’agit de ‘mines’ et non de ‘talents’, où le Roi confie aux bons serviteurs, qui ont été fidèles en peu de choses, « autorité sur dix villes ». Sur « cinq villes ». Oui, des villes, des ensembles d’habitations et d’habitants, qui composent la Jérusalem céleste. Je vous parlerai une autre fois de l’urbanisme du Paradis (sachez que ce ne sera plus un jardin comme l’Eden, de l’origine).

Troisième question : pourquoi le maître est-il si sévère avec le bon à rien, paresseux ? N’est-ce pas cruel pour ceux qui n’ont pas appris à travailler, qui n’ont pas reçu un bon exemple, qui n’ont pas été aimés, aidés, encouragés ?
Il faut que nous soyons clairs sur ces talents, cet argent que le maître remet à trois serviteurs. Quel est le bien précieux que Dieu a confié non pas à l’humanité, puisqu’il ne s’agit pas d’un père et de ses enfants, mais que Dieu confie aux croyants, c’est-à-dire à ses serviteurs ? C’est la foi. Le bien précieux que Dieu nous a confié n’est pas l’amour : l’amour est un don du Créateur à tous ses enfants, à toute l’humanité. La foi est le don du Sauveur, qui permet à l’amour d’entrer dans la vie éternelle. C’est la raison pour laquelle les bons serviteurs ont doublé la mise : ils ne pouvaient pas la faire augmenter d’une petite ou grande proportion, mais seulement la doubler, en raison du double commandement de l’amour, de Dieu et du prochain.
Le premier serviteur dira : ‘Seigneur, tu m’as confié les cinq talents de la foi chrétienne : la messe le dimanche, la confession annuelle, l’adoration du saint-Sacrement, le jeûne aux jours prescrits, le denier de l’Eglise. Voilà, j’en ai gagné cinq autres, cinq talents de miséricorde : les dons aux pauvres, la visite des malades, le pardon des offenses, le catéchisme des enfants, la tolérance des gens différents’.
‘Très bien, serviteur bon et fidèle, entre dans la joie de ton Seigneur.’
Le deuxième serviteur dira : ‘Seigneur, j’ai gardé la tradition chrétienne de ma famille, par respect pour mes parents, j’ai hérité de ma grand-mère l’amour de la Vierge Marie, c’étaient mes deux talents, le Notre Père et le Je vous salue Marie. Voilà, j’en ai gagné deux autres : l’humilité du pardon, la force de l’espérance’.
‘Très bien, serviteur bon et fidèle, entre dans la joie de ton Seigneur.’
Le troisième serviteur dira : ‘Bien sûr que je suis chrétien, j’ai été baptisé ! Rassurez-vous Seigneur : je n’ai donné à personne envie de l’être ; ça fait longtemps que j’ai tout enterré’.
Serviteur mauvais, tu savais que la foi est un trésor quand elle est vivante ! Je vais te traiter comme toi-même tu l’as traitée, comme une chose morte.
Ainsi en sera-t-il pour chacun de nous de tout trésor vivant qui nous aura été confié.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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