2ème Dimanche du Carême - 12 mars 2017

Mt 17, 1-9

Est-ce qu’on peut dire que Pierre, Jacques et Jean ont connu à la Transfiguration une extase ? Littéralement, une sortie de soi-même, qui se caractérise par un ravissement, une vision, une jouissance ou une joie extrême ? Pour le ravissement et la vision, oui. Pour la jouissance, il est plus délicat d’en parler, car le sujet est intime et tabou, et pourtant crucial : si le bonheur que nous vivrons auprès de Dieu dans la vie éternelle n’est pas supérieur à tous les plaisirs terrestres, non seulement je comprends que beaucoup s’en détournent, mais il faut que nous repensions notre idée de Dieu.

La Transfiguration n’est pas un beau tableau, pas plus que la Résurrection n’est l’accès à une vie parmi d’autres ou comme une autre. La Résurrection est l’accomplissement parfait de cette vie, et du dessein de Dieu, et elle reprend et sublime ce qu’il y a de meilleur dans tout ce que nous aurons connu et dans tout ce que nous pouvons connaître aujourd’hui. C’est l’enseignement de l’Eglise sur la « continuité fondamentale entre la vie présente dans le Christ et la vie future », continuité fondamentale qui s’accompagne à la mort d’une rupture radicale, qui n’est pas la séparation de l’âme et du corps, laquelle est provisoire en attendant la résurrection. La rupture correspond au « fait que, au régime de la foi, se substitue celui de la pleine lumière : nous serons avec le Christ et nous ‘verrons Dieu’ (cf. 1 Jn 3, 2) ». Cette rupture radicale est la vision du Christ en Gloire, transfiguré. Vision absolument jouissive.

Je comprends que le paradis n’intéresse pas s’il n’offre pas une jouissance supérieure à toutes celles qu’il est possible de connaître en cette vie. Y compris sexuelle ?

C’est ce que je vous propose d’examiner.

L’extase est « l’état d’une personne qui se trouve comme transportée hors de la réalité par l’intensité d’un sentiment mystique » (synonyme : béatitude, transe). Que les Apôtres se trouvent comme transportés, le récit le suggère en disant que Jésus les a emmenés avec lui, à l’écart, sur une haute montagne. Dimanche dernier, dans le récit des tentations, c’était Satan qui transportait Jésus sur une très haute montagne pour lui montrer tous les royaumes du monde et leur gloire : c’est le principe des extases, vraies ou fausses. La hauteur, de la haute montagne, a une double fonction de vertige et de sentiment mystique.

La vision se focalise sur Jésus dont le visage est transfiguré comme celui de Moïse après sa rencontre de Dieu, au point que Moïse devait se couvrir le visage, mais, chose étonnante pour Jésus, ses vêtements aussi deviennent blancs comme la lumière. Autrement dit, tout ce qui est en contact avec son corps est transfiguré. Il n’est pas irradié comme le visage de Moïse qui avait vu Dieu : c’est lui, Jésus, qui irradie, de tout son corps.

Les apôtres, en l’occurrence Pierre ne s’exclame pas : que c’est beau ! Il dit : que c’est bon ! C’est bon d’être là, que nous soyons ici ! Et il propose, dans un réflexe naturel de pudeur, de dresser trois tentes pour protéger leur intimité, se soustraire aux yeux du monde. Pas besoin ! Voilà qu’ils se trouvent en effet plongés dans l’obscurité par une ‘nuée lumineuse qui les couvre de son ombre’, comme le soleil au milieu des nuages.
Ils sont ramenés au temps de l’Exode, quand le Seigneur marchait avec son peuple, « le jour dans une colonne de nuée pour leur indiquer la route, et la nuit dans une colonne de feu pour les éclairer, afin qu’ils puissent marcher de jour et de nuit » (Ex 13, 21). L’indication est claire : ils ne sont pas arrivés, il faut reprendre la route. L’exode succède à l’extase, d’autant que la voix du Père les ramène à la réalité, de l’obéissance : écoutez-le ! Douche froide, fin de la vision et du ravissement.
Que signifie alors la consigne de Jésus de garder le silence, de tenir le secret sur cette vision jusqu’à la Résurrection, jusqu’à Pâques, de n’en parler à personne avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts ?

Pourquoi ne pas parler de nos extases ?

Pourquoi l’Eglise est-elle si prudente à l’égard de tout ce qui s’apparente à des transports mystiques, à des états extatiques ? Ils ont certes été représentés en peinture, la plus célèbre étant le ravissement de saint Paul par Nicolas Poussin, au Musée du Louvre. Je vous parlerai un autre jour de l’art de la contre-réforme. Concentrons-nous sur le sujet : je connais un homme, dit saint Paul, qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel (si ce fut dans son corps, je ne sais ; si ce fut hors de son corps, je ne sais : Dieu le sait). Et je sais que cet homme fut enlevé dans le paradis, et qu’il a entendu des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme de redire (cf. 2 Co 12, 2-4).

Pourquoi ? Pourquoi ne pas en parler ?

Est-ce pour ne pas les galvauder, ne pas les abîmer, n’est-ce pas plutôt pour soi-même, pour ne pas se croire arrivé ? Saint Paul le laisse entendre en ajoutant que les visions et révélations qu’il a reçues du Seigneur « sont tellement extraordinaires que, pour m’empêcher de me surestimer, j’ai reçu dans ma chair une écharde, un envoyé de Satan qui est là pour me gifler, pour empêcher que je me surestime » (2 Co 12, 7). A la Transfiguration, la crainte qui s’empare des apôtres est suffisante pour qu’ils ne soient pas tentés de se vanter.

En fait, il y a une autre raison, plus profonde, qui invite à la pudeur et à la discrétion : l’extase n’est pas un but en soi, pas plus que le plaisir ne doit être recherché pour lui-même : il vient de surcroît, de façon gratuite et gracieuse. Celui qui cherche un transport, une extase, une jouissance pour elle-même, finira par répondre aux sollicitations de Satan. Il perdrait en effet le sens de la grâce qui est de nous disposer à la gloire. La grâce, disait saint Thomas d’Aquin, est une ‘disposition à la gloire’.

La scène de la Transfiguration concentre les trois mystères absolus de la foi chrétienne : la Trinité, que saint Thomas d’Aquin appelait « le secret de la divinité, dont la vision nous rend bienheureux ». L’Incarnation, c’est-à-dire le mystère de l’humanité du Christ, qui est « le sacrement de la religion » (1 Tm 3, 16), par lequel « nous avons accès à la gloire des enfants de Dieu » (Rm 5, 2). Et enfin la Grâce, qui est le mystère de notre divinisation.
“Dans le christianisme il y a ces trois mystères, ni plus ni moins, de même qu’il y a trois personnes en Dieu, et ces trois mystères ne disent qu’une chose : que Dieu s’est communiqué à nous par Jésus-Christ dans son esprit, tel qu’il est en lui-même, afin que le mystère sans nom, indiciblement élevé au-dessus de nous et régnant en nous, soit la béatitude proche de l’esprit humain qui connaît et se dépasse lui-même dans l’amour” (Karl Rahner, “ Le concept du mystère dans la théologie catholique”).
Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, lui qui est Dieu, lui qui est dans le sein du Père, c’est lui qui l’a fait connaître. Et nous avons vu sa gloire (Jn 1, 18. 14)

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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