6ème dimanche du temps ordinaire - 17 février 2019

Lc 6, 17.20-26

 

A bien y réfléchir, l’église est un lieu très particulier, avec trois particularités, où d’abord l’argent ne donne aucun avantage ni privilège. Dans une précédente paroisse, je me souviens que le sacristain avait dû intervenir parce que certaines personnes se servaient dans la quête : les paniers passaient, les gens donnaient et certains prenaient un ou deux billets. Je le dis parce qu’il ne faut pas le faire : on donne si on peut mais on ne prend pas, et on ne fait pas non plus de la monnaie en échangeant un gros billet contre de plus petits. L’argent à l’église ne donne aucun avantage ni privilège : les riches ne sont pas mieux assis ni mieux placés. Non, il n’est pas possible d’organiser de réservation en ligne, par internet, et pour être au premier rang, il faut arriver en avance, et accepter, comme dans la parabole des ouvriers de la dernière heure, de recevoir la même hostie, la même communion au Corps du Christ, riches ou pauvres, tous à égalité.
Deuxième particularité de l’église, on n’y mange pas son sandwich : ce n’est pas un lieu de pique-nique ai-je dû indiquer à des voyageurs de la gare de bus venus se réfugier de la pluie. Le temps y est consacré exclusivement à la prière et j’ai suggéré dernièrement à un paroissien venu en avance qui me disait qu’il allait y lire le journal en attendant sa femme qui faisait une course – ‘installez-vous plutôt dans une pièce de l’autre côté’.
Enfin, troisième particularité, on n’y gagne pas d’argent, on n’y mange pas, et on ne rit pas non plus. J’essaye parfois quelques traits d’humour sans grande conviction parce qu’on n’est pas là pour plaisanter. L’occupation du temps et de l’espace à l’église est stricte : on ne court pas dans une église, je le rappelle aux enfants du catéchisme parce que le temps appartient à Dieu, de même qu’on ne traverse pas l’église sans marquer un temps d’arrêt devant le Saint-Sacrement et s’incliner. Tous les mouvements et déplacements sont ordonnés et limités.
Pas de blé, pas de bouffe, pas de bringue : étonnez-vous que nous soyons peu attractifs vu que ces trois préoccupations sont les premières de toute société, de savoir ce que ça rapporte, quand est-ce qu’on mange, et si on s’est bien amusé. Heureux vous les pauvres, vous qui avez faim, vous qui pleurez.
S’adressant à ses disciples, juste après l’appel des Douze, Jésus prépare leurs esprits à ce que la Tradition de l’Eglise nomme les trois conseils évangéliques : la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. Et la plus difficile des trois est l’obéissance. L’obéissance peut faire pleurer. Les enfants ne pleurent pas parce qu’ils sont punis : ils pleurent parce qu’ils doivent obéir. Et ça marche : ils pleurent alors on cède. Mon pauvre chouchou.

Mardi dernier, j’ai dîné dans un restaurant d’à côté avec trois amis : on se retrouve une fois par trimestre. Ils ont de bons métiers, de belles intelligences, chacun quatre enfants, beaucoup de chance et en ont conscience, riches, modestes et drôles. Ils m’ont invité, on a bien mangé et discuté de façon enjouée, et ils ont démonté l’homélie que j’avais initialement prévue sur ces Béatitudes, sur le thème : ‘Le sens de la vie consiste à rendre les autres heureux’.
Le sens de la vie consiste à rendre les autres heureux. Au soir de notre vie, nous serons heureux du bonheur que nous aurons donné et bien sûr reçu. Les deux vont de pair : rendre les autres heureux est le chemin du bonheur. Plus on avance en âge, plus se rend compte que les autres ont et auront fait l’essentiel de notre existence, que tout ce qu’on a vécu pour soi est de la paille balayée par le vent : ce qui demeure sont les rencontres, les relations, les partages, les échanges.
Même si Jésus semble apostropher ses disciples : vous les pauvres, vous qui avez faim, vous qui pleurez, il ne s’adresse pas à eux uniquement – il n’y avait pas parmi eux que des pauvres, des affamés ou des affligés, et surtout les persécutions n’avaient pas vraiment commencé. Ces Béatitudes ne nous parlent pas de nous : elles nous parlent des autres, des relations que nous avons à avoir entre nous, des choix que nous avons à faire, de la priorité à donner à ceux qui ont besoin de nous. Les Béatitudes nous parlent de nos relations aux autres, et c’est pourquoi nous disons qu’elles sont un portrait du Christ, dépouillé de tout, affamé de justice, assoiffé de notre amour,  souffrant de nos péchés, modèle de la relation à l’autre. Le Christ, 2ème personne de la Trinité, relation éternelle au Père et à l’Esprit, s’est fait l’un de nous pour transfigurer nos relations entre nous et à Dieu.

Le sens de la vie consiste à la suite du Christ à rendre les autres heureux. Je citais l’exemple de cette paroissienne qui arrive si tôt le dimanche à la messe : elle est seule depuis la mort de son mari à qui elle a donné toute sa vie, pour qui elle avait quitté son pays, sa famille, et ils ont été heureux longtemps, avec peu d’amis, sans enfants. Quelques voisins s’occupent d’elle ; elle attend de le retrouver. Je pensais à cette autre femme dont un fils handicapé vient de mourir. Son angoisse était de savoir qui s’occuperait de lui après elle. Elle n’organisait rien sans penser à lui. On ne peut qu’admirer autant de dévouement et d’amour et ne le souhaiter à personne. De même que les sportifs repoussent leurs limites, de même les Saints repoussent les limites du dévouement et de l’amour.
Le sens de la vie consiste à rendre les autres heureux : heureux les parents qui auront fait le bonheur de leurs enfants. Heureux les époux qui font le bonheur de leur couple. Heureux les enfants qui font le bonheur de leurs vieux parents, car la famille est le premier lieu où on apprend à rendre les autres heureux.

Ma première lectrice avait dit non : je soumets mes homélies à des ‘goûteurs’ préalables qui me préviennent si c’est bon ou digeste. Et lundi j’avais enregistré un désaccord de la part de la première de mes lectrices-test. Elle m’avait dit que cela ne peut pas être le sens de la vie car ce n’est pas possible à tout le monde, pas aux personnes trop lourdement handicapées, dans un état quasi végétatif, ni aux personnes terrassées par la dépression, il faut que vous le reformuliez autrement.
J’en étais là mardi, quand mes amis m’ont interrogé sur le thème de ma prochaine homélie. Le sens de la vie consiste à rendre les autres heureux. Ils ont réagi, différemment. Cela avait été leur rêve, quand ils étaient scouts, ils avaient eu cet idéal, catholique, de donner aux autres la priorité jusqu’à s’oublier. Ils en étaient revenus : qui peut rendre les autres heureux sans l’être d’abord soi-même ?
Ils s’interrogeaient sur leur chance d’être restés mariés, d’avoir vu grandir et s’épanouir leurs enfants, d’être miraculeusement passés au travers de ces épreuves dont tant de leurs proches avaient été frappés. Pourquoi avaient-ils été épargnés ? Et ils répondaient : qui peut rendre les autres heureux sans l’être d’abord soi-même ? Chacun a parlé du temps qu’il avait besoin de prendre pour lui, pour se retrouver, en dehors de sa famille et de son travail, de se sentir exister. Chacun des trois me disait à sa manière que ce n’était pas le plaisir qu’il cherchait mais la liberté.

A la différence des Béatitudes de saint Matthieu construites autour de la justice, l’autre nom du Royaume, la logique de composition des ces Béatitudes chez saint Luc est le temps que nous nous donnons. Le plus rapide est l’aumône, aux pauvres, un peu d’argent. Cela prend plus de temps pour nourrir des enfants, amis, parents, physiquement et intellectuellement. Cela prend encore plus de temps quand il faut les consoler. Ce qui prend le plus de temps, qui n’est jamais fini, et rencontre le plus d’oppositions et d’hostilité, est de faire tout cela et plus encore au nom du Christ, « à cause du Fils de l’homme ».
A la question que pose un des psaumes du Psautier : qui nous fera voir le bonheur ? Dieu a répondu de manière définitive par son Fils Jésus : il est le bonheur et l’amour incarné, par la dignité et l’espérance qu’il donne et a donné à tous ceux qui l’ont rencontré. Il ne donne rien de lui-même : il a tout reçu du Père. Qui peut rendre les autres heureux sans l’être soi-même ? Qui peut donner de l’amour sans se laisser aimer ? Saint Irénée disait du Christ qu’il est le Révélateur du Père, le révélateur de l’amour du Père. Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés, dit Jésus, de l’amour du Père.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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