L’avantage des vacances est de pouvoir rencontrer ou retrouver des gens qu’on ne voit pas pendant l’année, et d’avoir avec eux des échanges dans un cadre plus détendu. J’en suis revenu avec cette idée que je voudrais vous livrer à propos des deux paraboles qu’on vient d’entendre : il y a beaucoup de chrétiens, beaucoup de baptisés qui se sont éloignés de Dieu, qui ne prient pas et ne vont pas à la messe, parce qu’au fond d’eux-mêmes ils ne sont pas d’accord avec l’enseignement de Jésus. Ils le trouvent trop radical, pas réaliste, inadapté.
J’ai passé quelques jours à la montagne chez des amis qui ont trois garçons, de quinze à vingt ans. L’un d’eux m’a posé cette question qu’on me pose souvent : ‘Père Christian, est-ce que vous êtes d’accord avec tout ce que dit le Pape ?’
Je ne serais pas prêtre si je ne croyais pas que l’enseignement de l’Eglise est le plus fidèle possible à l’enseignement du Christ, et la question que nous devrions tous nous poser, et aujourd’hui à l’occasion de ces paraboles, est plutôt : est-ce que nous sommes d’accord avec tout ce que dit le Christ ? Croyons-nous que ce soit faisable ? En l’occurrence, quand il nous demande de ne pas briguer les premières places, ou de donner sans espoir de retour ?
Les textes de la Bible que nous entendons à la Messe ont vocation à composer notre espace mental, à être gardés au cœur et en mémoire, comme le faisait la Vierge Marie, sans chercher leur assimilation immédiate. Ne soyons pas comme les adolescents qui voudraient être dispensés des cours dont ils ne voient pas l’intérêt : ils ont arrêté le latin au motif que c’est une langue morte ; ils ont du mal à prendre un livre quand il est si facile de se laisser capter par un écran ; ils se demandent en quoi des modèles mathématiques pourraient les aider à faire bonne figure devant les filles. Antoine, le dernier fils de mes amis, dit que « la Physique devrait être en option pour ceux qui veulent devenir physiciens ». C’est ce que pensent nombre de gens de la chose religieuse : elle est en option pour ceux qui veulent devenir religieux.
Les premiers disciples de Jésus, pêcheurs du lac de Galilée, avaient été sévèrement avertis de la fragilité de ce qui est utile : toute leur expérience professionnelle, tout le savoir-faire acquis et transmis de génération en génération avait été ridiculisé en une seule pêche miraculeuse.
Pour garder un évangile en mémoire, la meilleure façon consiste à le rapprocher d’autres passages comparables de l’évangile. Pour la première parabole, rappelons-nous la fois où c’étaient deux apôtres, Jacques et Jean, qui cherchaient à se placer : ils demandaient à Jésus de siéger auprès de lui dans sa Gloire. Il n’y a pas de quoi s’étonner : Jésus faisait autorité et les gens cherchaient à se placer. Et nous trouvons cela normal : aide-toi, dit un proverbe, et le Ciel t’aidera. Ou on n’est jamais si bien servi que par soi-même.
Autre rapprochement, puisqu’il est question d’un repas, avec le repas par excellence qu’est la Cène, le dernier et le modèle absolu du repas : nous savons qu’à côté de Jésus, il y avait le disciple qu’il aimait, qui s’est penché vers la poitrine de Jésus (Jn 13, 25).
Jésus étant allongé à la romaine sur le côté, de l’autre côté, il y avait Judas : Jésus, « trempant la bouchée, l’a donnée à Judas, fils de Simon Iscariote ». Les exégètes expliquent que Jésus avait pris Judas auprès de lui pour le surveiller, contrôler le timing des événements, retarder la trahison jusqu’au moment venu. C’était une proximité de surveillance. Mais on peut aussi penser que Judas était à la bonne place, à côté du Seigneur, parce qu’il cherchait à se placer, tout près de Jésus : il était aussi ambitieux que voleur. Comme quoi, on peut se croire tout proche de Dieu, et être tout près de se dévoyer.
Judas était voleur. L’évangéliste dit qu’il tenait la bourse commune et qu’il piochait dedans, et combien de gens estimeraient aujourd’hui que c’était trop tentant. Je vous signale que dans saint Matthieu, lorsque Jésus annonce aux Douze que l’un d’entre eux va le trahir, chacun d’eux se met à dire : « Serait-ce moi, Seigneur ? » ». Avouez que la réaction est singulière. Si le Christ se rendait présent physiquement en cet instant dans notre assemblée, et disait : « l’un de vous, quand il fait un dîner, n’invite que des gens qui peuvent lui être d’un intérêt en retour », qui d’entre nous ne dirait : « Serait-ce moi, Seigneur ? ».
Le Christ sait ce que nous faisons : il nous demande de ne pas trouver normal ce qui n’est pas moral. Nous trouvons normal de faire le mal comme tout le monde.
Ce sont deux choses différentes de considérer comme normal ce qui est banal, ou à l’inverse de considérer la norme comme l’objectif à atteindre.
Dans mon enfance, un passé qui n’est pas si lointain, on faisait un emploi atroce du mot ‘normal’ : il servait, en négatif, à désigner une personne handicapée. On ne disait pas d’une personne qu’elle était handicapée : on disait qu’elle n’était ‘pas normale’. Vous savez que maintenant, dans un eugénisme d’Etat, on l’empêche de naître, un peu comme Pharaon avec les garçons des Hébreux : on a peur que ça coûte trop cher. Voilà une bonne application de la deuxième parabole : quels sont ceux, dans notre monde, qui ne sont pas invités au grand festin du monde ?
Quels sont les pauvres, les estropiés, les boiteux, les aveugles, en un mot tous ceux qui ne sont pas normaux suivant les critères et de la réussite et du moindre coût ?
C’est de ceux-là que le Christ s’occupait : c’est à eux qu’il portait la Nouvelle du Royaume, c’est à eux qu’il délivrait ses enseignements, il les nourrissait et les guérissait.
Peut-être que le point de rupture et de conversion se trouve dans notre façon de voir les épreuves de la vie, pour ne plus assimiler automatiquement ce qui est agréable et ce qui est normal. Pourquoi la souffrance ne serait-elle pas normale ?
Le problème, quand nous parlons de ce qui est agréable, est que nous négligeons l’objectif, tout ce qui est encore sous tension, alors que nous savons d’expérience le plaisir qui vient de l’objectif atteint, de la promesse accomplie. Bien sûr qu’il est agréable d’être aux premières places, mais plus encore quand on y a été appelé, quand on le reçoit comme une récompense. Bien sûr qu’il est agréable de faire plaisir aux gens qu’on invite, mais plus encore quand il s’agit de pauvres dont personne ne s’occupe.
Ce qui est ‘normal’, c’est de garder en tête l’objectif poursuivi, qui conclut l’évangile de ce dimanche, à savoir ce qui nous « sera rendu à la résurrection des justes »..
Père Christian Lancrey-Javal,
curé
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