Quels sont les cas dans la vie, les situations ou les moments de l’existence où nous sommes dispensés de charité ? Où nous avons la permission de ne pas faire (principe de la dispense), la permission de ne pas aimer pour agir froidement, sans penser aux autres ni à soi, pour rester concentré sur l’exécution d’une tâche ou d’un ordre qui nous dépasse ?
En cette veille du 11 novembre et de l’armistice de la Grande Guerre, on pourrait imaginer que c’est dans l’ordre de la guerre, y compris de la guerre économique, que de dispenser de pitié. Les Nations en ont décidé autrement, puisqu’elles ont fixé des limites, définissant un Droit International Humanitaire qui interdit aux belligérants (joli mot pour une vilaine réalité) d’achever les blessés, de s’en prendre aux familles, ou de maltraiter les prisonniers.
Et dans le domaine économique, d’asservir ou exploiter les immigrés. Quand on lit dans l’Ancien Testament les prescriptions sur les ennemis faits prisonniers et déportés comme esclaves, on peut se dire que ce sont des temps anciens. Ou y voir une constante actualité.
Reprenons la question : quels sont les cas dans la vie où nous serions dispensés d’écouter notre cœur pour n’être que des exécutants ?
On peut le formuler plus brutalement : quels sont les sujets qui ne regardent pas Dieu ?
La réponse est donnée par ceux qui disent qu’ils font ce qu’ils veulent de leur corps. Qui font ce qu’ils veulent de leur argent. Qui font ce qu’ils veulent de leur vie. Qui se moquent, comme nous l’entendions dans une parabole il y a trois dimanches, de Dieu et des hommes.
Nous Chrétiens, nous ne pouvons pas en dire autant. Notre Dieu « n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants ; tous vivent pour lui ». Nous vivons pour le Seigneur : c’est l’orientation essentielle de notre vie, son principe directeur, son unité. L’unité de notre vie passe par l’union à Dieu. Et la Loi de l’amour, qui résume tout l’évangile, est la seule Loi qui ne connaisse pas de dispense.
Même en cas de danger de mort, nous dit la 1ère lecture, du livre des Martyrs d’Israël, à propos de la violence faite aux croyants contraints de renier leur foi. Qui peut dire, si on lui mettait un couteau sous la gorge, qu’il ne renierait pas sa foi ? Mais ce ne serait pas pour autant une autorisation. Il ne s’agirait pas d’une dispense mais d’une terreur.
La Loi de l’amour connaît des reniements, des trahisons, des transgressions, des violations comme toutes les lois, mais elle, et elle seule ne connaît pas de dispense.
Le problème de la loi, quelle qu’elle soit, est qu’elle rencontre tôt ou tard ses limites : les évangiles racontent la détresse ou l’obstination des docteurs de la Loi devant des difficultés d’application.
L’exemple que prennent ces Sadducéens est significatif : la loi du lévirat est fixée dès le départ, dans le Livre du Deutéronome, avec ses modalités de dispense : « Mais si cet homme refuse de prendre celle dont il doit être lévir, elle ira trouver les anciens à la porte et dira etc. » (Dt 25, 7). Voilà, dit le texte, ce qui est obligatoire et voilà comment faire pour ne pas le faire, pour en être dispensé.
Je dis parfois, pour taquiner ceux qui déplorent le caractère réglementaire de nombre de nos pratiques (le Droit canonique), que dans l’Eglise il y a autant de dispenses que de lois … Il en allait déjà de même dans l’Ancien Testament où la loi du lévirat connaît une dispense célèbre racontée dans le livre de Ruth : elle est à l’origine du roi David. Le grand-père de David, Obed, père de Jessé, naît d’une dispense à la loi du lévirat !
Autrement dit, ces Sadducéens sont des malins : ils demandent à Jésus de choisir entre Moïse et David. Es-tu le nouveau Moïse, celui qui nous a donné la Loi, ou le fils de David, homme de dispense, comme Jésus l’évoque lui-même un jour à propos des pains sacrés que David avait mangés dans le Temple ? Au point que si vous prenez la suite du passage de ce dimanche, vous lirez qu’alors que plus personne n’osait l’interroger, Jésus dit : « Comment peut-on dire que le Christ, le Messie, est fils de David ? » (Lc 20, 41).
Sous-entendu : ne doit-il pas être un homme de la Loi comme Moïse, plutôt qu’un roi comme David ? Ne doit-il pas gouverner par le Droit plus que par la Force ? Alors, nouveau Moïse ou fils de David ?
L’un et l’autre, Moïse comme David, se sont heurtés à des ennemis. L’un et l’autre ont combattu, qui des Egyptiens, qui des Philippins, et bien d’autres peuples, rencontrant dans leur propre vie les limites de leur propre cœur. Le Christ, lui, n’a affronté aucun ennemi.
La question n’est pas de savoir s’il y a des situations où nous serions dispensés de faire preuve de charité, dispensés de pitié, dispensés de patience, que sais-je … La question est : y a-t-il des personnes que nous soyons dispensés d’aimer ?
Et la réponse est non, pour la raison que Jésus donne à ses interlocuteurs : nous les retrouverons dans la vie éternelle ! Nous ne pouvons pas ne pas aimer aujourd’hui ceux que nous retrouverons demain dans la vie éternelle.
Dépêche-toi de te réconcilier avec ton frère pendant que tu es en chemin ! « Quand tu présentes ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et alors présente ton offrande » (Mt 5, 23-24).
Vous êtes brouillés avec des membres de votre famille ? Et chacun continue à aller à la messe de son côté, en estimant que l’autre exagère ? Comment ferez-vous pour comparaître ensemble devant le Christ ? Vous serez comme ces sept frères qui diront chacun que c’est leur femme ? Chacun dira à Jésus : c’est avec moi que tu as fait Alliance, pas avec la partie brouillée, et qui se prétend chrétienne, de ma famille ? Vous allez continuer devant Dieu à vous disputer en disant chacun que c’est l’autre qui a commencé ?
La loi de l’amour est la seule loi de l’éternité.
C’est la leçon du martyre des sept frères en 1ère lecture, sept frères et de leur mère si vous lisez l’ensemble du texte. Leurs souffrances sont sans comparaison, dira saint Paul, avec la gloire qui va bientôt se révéler en nous.
Père Christian Lancrey-Javal,
curé
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